CHAPITRE VIII

Le Chef des Bardes

Dans le temps où naissait Merlin, il y avait, dans le petit royaume de Penllyn, un homme riche et de bonne réputation qui portait le nom de Tegid le Chauve. Sa demeure se trouvait au milieu du lac Tegid, dans une forteresse qu’il avait fait construire pour se protéger, ainsi que tous les siens, des Pictes et des Saxons qui ravageaient le pays[67]. La femme de Tegid se nommait Keridwen : elle était d’une grande beauté, mais de plus, elle avait la connaissance de tous les secrets de la nature, et l’on répétait partout que c’était une puissante magicienne capable de soulever les tempêtes et de détourner les astres de leur cours. Tegid et Keridwen avaient eu une fille à qui ils avaient donné le nom de Creirwy, c’est-à-dire « Joyau », parce qu’elle était très belle, et un fils qui portait le nom de Morvran, c’est-à-dire « Corbeau de Mer », parce qu’il était très laid et très noir de peau. Mais ils avaient eu également un autre fils, le moins favorisé de tous les enfants de ce pays : non seulement il était laid et repoussant, mais il n’avait aucune intelligence et tous les autres se moquaient de lui, tout en plaignant les parents d’avoir mis au monde un tel monstre.

C’est pourquoi Keridwen se résolut à utiliser sa science pour corriger les déficiences que la nature avait infligées à son fils. Elle étudia longtemps dans les livres et finit par découvrir un moyen pour donner à son fils une intelligence qui fût bien supérieure à celle des autres hommes. Elle se retira dans une forêt et entreprit de faire bouillir un chaudron de science et d’inspiration, à l’aide de plantes qu’elle alla cueillir elle-même, la nuit, à la lumière de la lune, sur les pentes des collines. Quand elle eut réuni ces plantes, elle composa son mélange et en remplit un chaudron qu’elle mit sur le feu. Mais il fallait que le feu ne s’interrompît point pendant un an et un jour : le breuvage devait bouillir ainsi jusqu’à ce que fussent obtenues trois gouttes magiques de grâce et d’inspiration.

Mais comme elle ne pouvait pas toujours être présente, elle chargea un jeune homme du nom de Gwyon le Petit de surveiller nuit et jour la cuisson du chaudron, et un pauvre aveugle qu’on appelait Morda d’activer constamment le feu au-dessous du chaudron. Elle-même, selon les préceptes qu’elle connaissait, suivant les heures et les conjonctions des planètes, s’en allait cueillir d’autres plantes afin que rien ne manquât dans le breuvage ainsi préparé. Gwyon et Morda s’acquittaient fort bien de leur tâche et Keridwen se réjouissait à la pensée qu’elle allait pouvoir bientôt faire de son fils l’être le plus intelligent et le plus sage qui fût au monde.

Or, un soir, vers la fin de l’année, alors que Keridwen était dans la forêt, cueillant des plantes et se livrant à des incantations magiques, il arriva que trois gouttes du liquide contenu dans le chaudron coulèrent sur les doigts de Gwyon. Le jeune homme poussa un grand cri, car la chaleur de ces gouttes était intense et, immédiatement, pour calmer sa douleur, il porta ses doigts à sa bouche. Et à l’instant même où il absorbait les gouttes du breuvage, il eut la vision de toutes les choses présentes et à venir, comme si l’univers tout entier était devenu un livre qu’il pouvait lire. Mais il vit également qu’il avait tout à craindre de Keridwen, car grande était l’habileté de celle-ci, et ses artifices puissants et imparables. Il en fut très effrayé et s’enfuit dans les bois. Quant au chaudron, il se brisa en deux et le liquide se répandit dans la rivière. Or, comme en dehors des trois gouttes qu’avait absorbées Gwyon le Petit ce liquide était un violent poison, tous les animaux qui vinrent boire dans la rivière cette nuit-là périrent subitement.

C’est alors que revint Keridwen. Elle vit le chaudron brisé et fut désespérée en constatant que tous ses efforts de l’année écoulée avaient été inutiles. En proie à une grande fureur, elle saisit un morceau de bois et en frappa l’aveugle Morda si fort que ses yeux lui tombèrent sur les joues. « Tu m’as défiguré sans raison, dit l’aveugle, car ce n’est pas moi le responsable. » Keridwen répondit : « Tu dis vrai, Morda. C’est Gwyon le Petit qui est responsable de ce désastre ! » Et elle se précipita à la recherche du jeune homme, bien décidée à lui faire payer très cher l’échec de son projet.

Cependant, Gwyon l’aperçut, courant dans sa direction. Comme il possédait maintenant tous les secrets de la nature, il se changea en lièvre et disparut dans les taillis. Mais Keridwen se changea en lévrier et courut de plus belle à sa poursuite. Elle était sur le point de le rattraper auprès d’un étang quand Gwyon se changea en poisson et se précipita dans les eaux. Alors, sans perdre de temps, Keridwen prit la forme d’une loutre, plongea et le pourchassa sous les eaux, tant et si bien qu’il dut lui-même se changer en oiseau. Elle le suivit alors sous l’apparence d’un faucon et ne lui laissa aucun répit dans le ciel. Au moment où Keridwen allait fondre sur lui, il aperçut un tas de grains qu’on venait de battre sur l’aire d’une grange. Il se précipita dans la grange et se changea en grain de blé, se dissimulant ainsi parmi les autres grains. Mais alors, Keridwen prit la forme d’une poule noire surmontée d’une haute crête et, en grattant de ses pattes, elle découvrit le grain et l’avala. Puis elle reprit son aspect de femme et retourna dans la forteresse du lac Tegid.

Mais l’histoire raconte encore que, cette nuit-là, Keridwen devint enceinte. Elle savait bien que ce n’était pas d’avoir eu des rapports avec un homme, et c’est pourquoi elle s’efforça de cacher son état le plus longtemps possible. Et quand le terme approcha, elle se retira dans un endroit secret qu’elle était seule à connaître. C’est là qu’elle accoucha d’un garçon. Mais l’enfant était si beau et si bien formé qu’elle n’eut pas le courage de le tuer : elle l’enferma dans un sac de peau et le jeta à la mer, à la grâce de Dieu, le dernier soir du mois d’avril[68].

Les flots roulèrent longtemps le sac, la nuit durant, jusqu’à parvenir au large du pays du roi Gwyddno. Or, il existait une coutume dans ce pays : chaque matin de premier mai, le roi faisait jeter son filet dans la mer, entre la rivière Tewy et sa forteresse d’Aberystwyth. Le soir, on retirait le filet et celui-ci contenait quelque cent livres de poissons, que l’on distribuait ensuite à tous les pauvres du royaume. Gwyddno avait un fils unique du nom d’Elffin, mais celui-ci semblait marqué par un mauvais destin, car rien de ce qu’il entreprenait ne lui réussissait : c’était le plus malheureux et le plus infortuné de tous les jeunes gens de ce temps-là. Son père en concevait beaucoup de chagrin, car il aimait tendrement son fils et pensait qu’il était né un jour néfaste. Or, cette année-là, sur l’avis de ses conseillers les plus sages, le roi Gwyddno avait confié à son fils le soin de retirer le filet, afin de savoir si la chance lui faisait toujours défaut, et aussi pour lui donner l’occasion de prendre ses responsabilités.

Le soir venu, Elffin alla donc retirer le filet. Il vit qu’il ne contenait rien et fut saisi de chagrin. Comme il s’en retournait, il aperçut un sac de peau accroché au bord du filet. L’un des gardiens du filet lui dit : « Tu n’as jamais eu la moindre chance et, à présent, tu as détruit la vertu de ce filet qui fournissait chaque soir de premier mai la valeur de cent livres de poissons. Ce soir, il n’y a que cette vieille peau ! » La réflexion du gardien provoqua une grande colère dans l’esprit d’Elffin. Il retourna vers le rivage et dit, comme par défi : « Peut-être y a-t-il dans ce sac la valeur de cent livres, et peut-être davantage. Je veux qu’on m’apporte ce sac ! » On saisit le sac de peau et on le lui apporta. Il l’ouvrit et aperçut l’enfant qui le regardait intensément de ses grands yeux ouverts. Il remarqua une étrange lumière sur le front de l’enfant et ne put s’empêcher de s’écrier : « Oh ! un front brillant ![69] Je veux qu’on donne à cet enfant le nom de Taliesin ! »

Elffin prit l’enfant dans ses bras et, tout en se lamentant sur sa malchance, il le plaça sur son cheval avec beaucoup de douceur. Il fit avancer sa monture au pas au lieu de la faire trotter comme d’habitude, et l’enfant fut aussi bien que s’il eût été sur le siège le plus confortable du monde. C’est alors que l’enfant se mit à parler, à la grande stupéfaction d’Elffin. Et voici ce qu’il lui dit : « Ô bel Elffin, ne te lamente plus ! Un homme ne peut toujours pleurer sur son destin, et le désespoir ne peut apporter aucun profit. Nous ne savons pas ce qu’est le bonheur, ni d’où il vient, mais nous le cherchons sans cesse, et quand il se présente à nous, nous ne le reconnaissons pas. Mais tes prières n’ont pas été vaines, ô Elffin, toi qui m’as recueilli avec tant de douceur, et Dieu ne peut que t’apporter joie et réconfort. Dans le filet de Gwyddno, jamais prise ne fut meilleure que celle de ce soir. Allons, bel Elffin, sèche tes larmes… Bien que frêle et fatigué par les flots qui m’ont roulé jusqu’ici, je peux t’apporter une belle récompense, car ma langue est dotée de pouvoirs merveilleux, et aussi longtemps que je serai près de toi, il ne te manquera ni richesse ni estime de la part des gens de ce monde. »

Elffin fut bien étonné de ce discours. Il demanda à l’enfant : « Mais qui es-tu donc, petit être que j’ai recueilli dans la mer ? Es-tu de la race des hommes ou de celle des esprits qui rôdent sur les rivages ? J’ai bien peur que tu sois envoyé par l’Ennemi pour alourdir mon mauvais destin davantage ! » L’enfant lui répondit en souriant : « Rassure-toi, Elffin, car je ne te veux aucun mal et je ne suis pas envoyé par l’Ennemi. » Alors Taliesin se mit à chanter pour Elffin :

« Je fus d’abord modelé sous la forme d’un bel homme, dans le domaine de Keridwen, la magicienne, afin d’y être purifié et de connaître toutes les sciences du monde. Bien que petit, et modeste en mon comportement, j’étais grand dans mon âme. Et pendant que j’étais en ce domaine, une douce inspiration me saisit, et tous les secrets de la nature me furent donnés en un langage sans mots. Mais je dus m’enfuir, poursuivi par la magicienne en colère et dont les clameurs étaient effrayantes.

« Alors je me suis enfui sous l’aspect d’un corbeau au langage prophétique, sous l’aspect d’un renard sarcastique, sous l’aspect d’un martinet infaillible, sous l’aspect d’un écureuil qui vainement se cache. Je me suis enfui sous l’aspect d’un cerf roux, sous l’aspect du fer dans un feu ardent, sous l’aspect d’une épée semant la mort et le malheur, sous l’aspect d’un taureau, combattant implacable.

« Je me suis enfui sous l’aspect d’un sanglier hirsute, puis enfin sous l’aspect d’un grain de froment. Alors je fus pris par les serres d’un oiseau de proie qui grossit jusqu’à prendre la taille d’un poulain. Enfin, je fus jeté en un sombre réceptacle et, flottant comme un navire sur une mer sans fin, je partis à la dérive. Et, comme je suffoquais, j’eus un heureux présage, et le maître des Cieux permit que je fusse libéré… »

Après avoir ainsi chanté, l’enfant s’endormit. Et Elffin arriva à la forteresse du roi Gwyddno, son père. Gwyddno lui demanda si la prise du filet avait été bonne. Elffin lui répondit que sa prise avait été meilleure que si elle avait été de cent livres de poissons. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda Gwyddno. – « Un barde », répondit Elffin. Gwyddno se lamenta : « Hélas ! dit-il, comment un barde pourrait-il te donner du profit ? » Ce fut Taliesin qui répondit lui-même : « Oui, je donnerai à ton fils plus grand profit que le filet ne t’en a jamais donné. » Gwyddno demanda à Taliesin : « Tu es donc capable de parler bien que tu sois si petit ? » Taliesin lui répondit : « Je suis plus capable de parler que toi de me questionner ! » Gwyddno lui dit qu’il voulait l’entendre. Et Taliesin se mit à parler et à chanter devant Gwyddno et les gens de la cour, et chacun admirait la science de cet enfant qui paraissait si frêle et dont les yeux étaient si grands et si lumineux.

Après cela, Elffin confia son protégé à sa femme qui l’éleva tendrement, lui manifestant une grande affection. Et chaque jour, les richesses d’Elffin s’accroissaient et son père se réjouissait de voir que sa période de malheur et de malchance était terminée. Taliesin demeura ainsi jusqu’à l’âge de quinze ans. C’est alors qu’Elffin reçut une invitation de la part du roi Maelgwn Gwynedd, son oncle, qui tenait sa cour à Deganwy[70].

Elffin quitta donc la forteresse de son père et s’en alla à Deganwy où se trouvaient rassemblés les meilleurs chevaliers et écuyers de ce temps, ainsi que les clercs et les bardes les plus renommés. Or, parmi eux s’éleva une discussion, dont voici le sujet : « Y a-t-il dans le monde entier un chevalier aussi noble que Maelgwn, un roi sur lequel les Cieux ont répandu plus de dons et de talents ? Car outre la prestance, la beauté, la douceur et la force, ne possède-t-il pas toutes les qualités de l’âme ? » En plus, on disait que les Cieux lui avaient octroyé un don qui surpassait tous les autres, à savoir son épouse, dont le charme, la beauté, la grâce, la sagesse et la modestie avaient le pas sur les vertus de toutes les autres femmes du royaume. On posa aussi des questions sur certains personnages : qui possédait les plus braves chevaliers, les plus beaux et les plus rapides chevaux, les plus rapides lévriers, les plus sages et plus habiles bardes ? Oui, qui donc sinon Maelgwn Gwynedd ?

En ce temps-là, les bardes étaient en grande faveur auprès des grands du royaume. Personne ne pouvait remplir l’office de ceux qui sont maintenant appelés hérauts à moins d’être grandement instruit, cultivé, habile au service des rois et des princes, bien versé dans l’art des armes, ainsi que très savant en toutes choses du passé. Un barde devait également pouvoir discuter des royaumes étrangers et connaître tout ce qui s’y passait. Il devait répondre à toute question concernant les ancêtres des princes et des rois. Il devait connaître de nombreuses langues, tels le latin, le gallois, le français et l’anglais. En plus, le barde devait être un chroniqueur, un archiviste, un mainteneur de toutes les traditions qui lui avaient été transmises. Il devait être habile à composer des vers et toujours prêt à chanter une strophe en n’importe quelle langue[71]. Et, dans cette assemblée de Deganwy, à la cour du roi Maelgwn, il y avait alors vingt-quatre bardes dont le chef portait le nom de Heinin Vardd[72].

Or, quand les bardes du roi Maelgwn eurent fini de chanter les louanges de leur maître, il advint qu’Elffin se leva et dit à l’assemblée : « En vérité, il n’y a qu’un roi qui puisse rivaliser avec un roi. Mais bien que je ne sois pas moi-même roi, je voudrais cependant dire que mon épouse est au moins aussi vertueuse que l’épouse du roi et que j’ai un barde qui est certainement plus habile que tous les autres bardes ici présents. » Aussitôt, quelques-uns des assistants s’en allèrent rapporter ces paroles imprudentes à Maelgwn. Celui-ci entra dans une violente colère contre son neveu qui osait ainsi le défier publiquement. Et il ordonna qu’on jetât Elffin dans une prison très sûre, et qu’on l’y gardât jusqu’à ce que la vérité fût établie quant à la vertu très sûre de son épouse et à l’habileté de son barde.

On emmena donc Elffin dans une tour de la forteresse et on l’y enferma, une lourde chaîne autour des pieds. On prétend même que c’était une chaîne d’argent parce qu’il était de sang royal. Puis Maelgwn chargea son fils Rhun d’aller s’informer sur la conduite de l’épouse d’Elffin. Rhun était alors le plus beau jeune homme de tout le royaume, et il n’y avait ni femme ni fille qui eût pu refuser de coucher avec lui. Maelgwn le savait bien, et c’est pourquoi il lui avait confié cette mission, persuadé qu’il séduirait l’épouse d’Elffin même s’il était exact qu’elle fût vertueuse et fidèle. Et Rhun se hâta vers la forteresse de Gwyddno, mûrissant en son esprit le moyen de déshonorer l’épouse d’Elffin. Mais celle-ci se trouvait alors en compagnie de Taliesin. Et Taliesin, qui avait la vision de ce qui se passait ailleurs, lui révéla ce qui se tramait contre elle, comment Maelgwn avait jeté Elffin en prison, et l’arrivée prochaine de Rhun qui allait essayer de l’outrager. C’est pourquoi il proposa à sa maîtresse d’habiller l’une de ses filles de cuisine avec ses propres vêtements. La noble dame y consentit bien volontiers. Elle habilla donc sa servante avec ses plus beaux atours, et lui mit aux doigts des mains les anneaux les plus riches qu’elle possédait. Taliesin demanda ensuite à sa maîtresse de faire asseoir la fille dans sa chambre pour le souper et de se vêtir elle-même des habits de la servante.

Rhun arriva à la forteresse au moment du souper. On le reçut avec beaucoup de prévenances, car tous les serviteurs le connaissaient bien. On l’emmena tout de suite à la chambre où se trouvait la soi-disant épouse d’Elffin. Celle-ci le reçut avec de grandes démonstrations de joie. Rhun et elle s’assirent afin de partager le repas qui fut immédiatement servi. Rhun, très conscient de son charme personnel, commença à plaisanter avec la fille, et celle-ci, ravie de l’occasion, se laissa bien vite aller. Certes, cette histoire peut faire la preuve que les servantes deviennent ivres en peu de temps et s’endorment sans savoir où elles se trouvent ; mais la vérité oblige à dire que ce fut une poudre que Rhun versa en cachette dans la boisson de la fille qui la fit dormir profondément. De toute façon, elle ne se rendit même pas compte que Rhun lui coupait le petit doigt, celui où se trouvait l’anneau aux armes d’Elffin, et que celui-ci avait donné à sa femme quelque temps auparavant. Après cela, Rhun prit congé, quitta la forteresse en emportant le doigt et l’anneau, et s’en retourna à la cour de son père.

Quand il apprit la nouvelle, Maelgwn ne se sentit plus de joie. Il convoqua ses conseillers et leur raconta toute l’histoire depuis le début. Puis il ordonna qu’Elffin fût tiré de sa prison pour le faire comparaître devant lui. Il lui reprocha vivement sa vantardise et lui dit : « Elffin, sache et ne doute plus que c’est folie pour un homme de croire à la vertu de sa femme quand on est dans l’impossibilité de voir ce qu’elle fait. J’ai la preuve que la vertu de la tienne est une illusion, car voici son doigt avec ton anneau. Il a été coupé la nuit dernière par mon fils, alors qu’elle dormait avec lui, plongée dans le sommeil de l’ivresse. » Elffin regarda attentivement le doigt et l’anneau. Puis il dit : « Avec ta permission, roi Maelgwn, je vais rectifier tes paroles. Certes, je ne peux renier mon anneau, que tout le monde connaît, mais je prétends absolument que le doigt sur lequel il se trouve n’a jamais appartenu à la main de mon épouse. Il y a trois choses qui le prouvent, et voici lesquelles : la première est que partout où aurait été ma femme, jamais cet anneau ne serait resté à son doigt, qu’elle fût couchée ou assise, car tu peux constater qu’on peut facilement faire glisser l’anneau sur la jointure du doigt ; la seconde est que ma femme, depuis que je la connais, n’a jamais laissé passer un samedi sans se faire les ongles avant d’aller se coucher, et tu peux constater que l’ongle de ce petit doigt n’a pas été fait depuis au moins trois mois. La troisième chose, enfin, c’est que la main d’où a été coupé ce petit doigt a pétri du seigle il n’y a pas trois jours, et je puis assurer que, depuis mon mariage, ma femme n’a jamais pétri de seigle ! »

Le roi Maelgwn fut grandement chagriné et courroucé contre son neveu Elffin parce qu’il lui avait tenu tête aussi obstinément pour défendre la réputation de sa femme. L’échec de Rhun retombait sur lui et il n’avait pas un caractère capable d’admettre un échec. « Fort bien, dit-il à Elffin, je reconnais que ton épouse est irréprochable, mais il y a autre chose : tu m’as dit que ton barde était plus habile que les miens. Il te reste à le prouver. » Il ordonna donc de reconduire Elffin dans sa prison et déclara en public qu’il l’y laisserait jusqu’à ce que fussent justifiées les paroles qu’il avait prononcées. Et Maelgwn s’en retourna parmi les siens, avide d’entendre les chants de louanges dont ses bardes le comblaient.

Cependant, au même moment, Taliesin, qui savait tout ce qui se passait ailleurs, racontait à l’épouse d’Elffin comment celui-ci avait justifié sa vertu et sa fidélité. Il lui dit encore qu’Elffin avait été reconduit à sa prison, mais qu’elle ne devait pas en être affligée, car il allait, lui, Taliesin, partir pour la cour du roi Maelgwn, et justifier par des actes ce qu’avait prétendu Elffin. Elle lui demanda de quelle manière il s’y prendrait pour arriver à ses fins, et Taliesin lui répondit par un chant : « Un voyage j’accomplirai, et j’irai vers la grande porte de la forteresse. J’entrerai dans la grande salle et je dirai mes paroles devant les bardes du roi, en présence de celui-ci et de tous les nobles du royaume. Je les saluerai, par dérision, et je les réduirai à merci pour la plus grande gloire d’Elffin. Ne t’inquiète pas, maîtresse, toi qui as été pour moi meilleure que la meilleure des mères, je délivrerai Elffin de ses chaînes et je le ramènerai ici, auprès de toi… »

Taliesin prit congé de l’épouse d’Elffin et se dirigea vers la forteresse de Deganwy. Tandis qu’il cheminait ainsi, le long du rivage, il vit un homme venir à lui, qui marchait à grands pas, semblant aller dans la même direction. Il le salua aimablement et lui demanda quel était le but de son voyage. L’autre lui répondit qu’il ne savait pas où il allait, mais qu’il savait qu’il allait rencontrer quelqu’un qui avait de grandes affinités avec lui. « Sais-tu qui je suis ? » lui demanda Taliesin. « Bien sûr, répondit l’homme. Tu es Taliesin, celui qui est né de la magicienne Keridwen. Mais tu n’as pas été toujours ainsi. Autrefois, tu étais Gwyon le Petit, et je sais que la magicienne t’avait chargé de veiller sur le chaudron de connaissance et d’inspiration qu’elle mettait tant de soin et de patience à préparer. Mais contrairement à ce qu’elle avait prévu, les trois gouttes de sagesse et d’inspiration sont venues en toi, et t’ont donné la vision des choses cachées. Je sais que tu es Taliesin et que les générations futures te nommeront Taliesin Pennbardd. Tu seras le meilleur des bardes que cette terre ait connus depuis que le monde est monde. Ainsi en est-il de la destinée des êtres. Autrefois, tu te nommais Gwyon le Petit, et tu n’étais qu’un jeune homme timide qui ne savait pas où allaient le porter ses pas, tandis que maintenant, depuis que tu as bu les trois gouttes et que la magicienne Keridwen t’a redonné une nouvelle naissance, tu es vraiment Taliesin, le chef des bardes de tous les royaumes qui sont au couchant du soleil… »

Taliesin lui répondit : « Je sais qui tu es. Tu es le fils d’un démon à qui le maître des Cieux a donné le don de savoir ce qui arrivera dans l’avenir. Tu es l’esprit du temps et de l’espace, celui qui sait la valeur des planètes et connaît le sens de chaque brin d’herbe sur cette terre où nous sommes incarnés toi et moi. Les hommes de Bretagne t’ont donné le nom de Merlin, et tu es celui qui doit venir pour dire aux princes de ce monde sur quel chemin ils doivent s’engager. Je te salue, Merlin, toi le prophète et le magicien des temps passés, des temps présents et des temps futurs, toi dont le rire étonne ceux qui t’interrogent, et qui dénoues d’un regard les intrigues les plus tortueuses. Mais je connais aussi tes faiblesses. Car tu es un homme, Merlin, et tu as parfois tendance à l’oublier. Tu marches sur le sol et tu t’imprègnes de la terre. Or, cette terre t’inonde de son rayonnement subtil, et tu ne pourras pas t’y soustraire. » L’autre le regarda d’un air étrange. « Oui, je suis ce Merlin dont tu parles, dit-il. Mais maintenant, prophétise, dis-moi les choses que tu connais, mais dont tu ignores peut-être le sens caché. »

« Très bien, dit Taliesin. Je vais te chanter un chant. Le voici : Je suis le sage de la science primitive, je suis l’astrologue averti, je dis la colère, je dis la solution des problèmes. L’inspiration que je chante, je l’apporte des profondeurs. Une rivière, pendant qu’elle coule, je sais son étendue, je sais quand elle apparaît, je sais quand elle se remplit, je sais quand elle déborde, je sais quand elle disparaît, je sais quelle profondeur il y a sous la mer, je sais combien nombreuses sont les heures dans un jour, je sais combien nombreux sont les jours dans l’année, combien nombreux sont les épieux dans une bataille, combien nombreuses sont les gouttes de l’averse, doucement éparpillées au gré des vents. »

« Oui, dit Merlin, et que sais-tu encore ? » Taliesin se remit à chanter : « Je sais combien nombreux sont les vents, les ruisseaux, combien nombreuses sont les rivières, je connais la largeur de la terre et son épaisseur. Je sais pourquoi résonne une colline, je sais pourquoi une vache est connue, pourquoi une épouse est aimante, pourquoi le lait est blanc, pourquoi le houx est vert, pourquoi le chevreau est barbu dans la multitude des champs, pourquoi ronde est la roue, pourquoi le petit du chevreuil est tacheté, pourquoi le sel est le support de la mémoire. Je sais pourquoi l’aulne est de couleur pourpre, pourquoi la linotte est verte, pourquoi une femme n’a point de repos, pourquoi la nuit tombe. Mais personne ne sait pourquoi les entrailles du soleil sont rouges. » Merlin lui répondit : « Mais tu sais bien d’autres choses encore, Taliesin, chef des bardes des pays où le soleil se couche. Dis-les moi, je te prie. » Taliesin reprit : « Je sais que la patte du blanc cygne est noire, je sais quels sont les éléments, je sais quelles sont les errances des sangliers et des cerfs dans les forêts inaccessibles. Je connais les coucous de l’été, je sais où ils seront en hiver. Je connais le bien et le mal. Je connais la coupe d’où a coulé le flot qui inonde le monde, je sais où l’aurore devient le jour et où le crépuscule devient la nuit. »

« Tu prétends tout connaître, ou presque tout, dit Merlin. Mais, dis-moi : Quelle fontaine éclate sous le couvert de l’ombre, alors que le roseau est blanc sous la lumière de la lune ? Dis-moi : Quand une pierre est si lourde, quand une épine est si aiguë, sais-tu ce qui vaut mieux, de la base ou du sommet ? Dis-moi encore : Sais-tu qui tu es quand tu dors, un corps, une âme ou un repaire de perceptions ? Quelle est la place de l’âme ? Quelle forme ont ses membres ? Où s’épanche-t-elle ? Quel air respire-t-elle ? Réponds-moi, Taliesin, chef des bardes des pays où le soleil est rouge avant de disparaître dans les vagues de la nuit ? »

« Tu me soumets à l’épreuve, ô Merlin, le plus sage des hommes, mais je sais que tu n’attends aucune réponse de moi. » Merlin se mit à rire et dit : « C’est vrai. J’attends seulement que tu me dises qui tu es. » Taliesin répondit : « Je suis ce que j’ai été, ce que je suis et ce que je serai. J’ai revêtu une multitude d’aspects avant d’acquérir ma forme définitive, celle que tu vois devant toi, Merlin, il m’en souvient très clairement. J’ai été une lance étroite et dorée, j’ai été une goutte de pluie dans les airs, j’ai été la plus profonde des étoiles, j’ai été mot parmi les lettres, j’ai été livre dans l’origine, j’ai été lumière de la lampe, j’ai été un immense pont jeté à travers trois vingtaines d’estuaires, j’ai été chemin, j’ai été aigle, j’ai été bateau de pêcheur sur la mer, j’ai été victuaille du festin, j’ai été goutte de l’averse, j’ai été une épée dans l’étreinte des mains, j’ai été bouclier dans la bataille, j’ai été corde d’une harpe, j’ai été éponge dans les eaux et dans l’écume, j’ai été arbre dans les forêts. Et puis, quand les temps sont venus, j’ai été le héros des prairies sanglantes, au milieu de cent chefs. Rouge est la pierre qui orne ma ceinture et mon bouclier est bordé d’or. Longs et blancs sont mes doigts. Il y a longtemps que j’étais pasteur sur la montagne. J’ai erré longtemps sur la terre avant d’être habile dans les sciences. J’ai erré, j’ai marché, j’ai dormi dans cent îles, je me suis agité dans cent villes… »

« Et maintenant ? » demanda Merlin. – « Maintenant, je suis Taliesin, et je défendrai jusqu’à la fin des temps celui qui a été mon protecteur et mon bienfaiteur, Elffin, fils du roi Gwyddno, qui est prisonnier du roi Maelgwn à cause de moi. » – « Voilà qui est bien dit, répondit Merlin. Mais je suis curieux de savoir comment tu vas t’en sortir, car tu vas être obligé de te mesurer aux vingt-quatre bardes de Maelgwn, et ce sont de rudes gaillards qui ne te feront pas de cadeau. Si tu veux délivrer ton bienfaiteur, il te faudra user de tout ton pouvoir. Va donc jusqu’à Deganwy et délivre Elffin de ses chaînes. Moi, je serai là pour te voir, mais sache que jamais je n’interviendrai en ta faveur. Je saurai ainsi si ce que tu prétends être correspond à la réalité. »

Taliesin prit congé de Merlin et s’en alla jusqu’à la cour de Maelgwn. Le roi se trouvait dans la grande salle, en grand appareil, comme c’était la coutume pour les princes et les rois en ce temps-là, et il présidait un festin où coulaient à flots la bière et l’hydromel. Après être entré dans la salle sans se faire remarquer, Taliesin alla se placer dans un coin très tranquille, sur le passage que les bardes et les ménestrels devaient emprunter pour aller rendre leurs devoirs au roi, comme c’était la coutume les jours de largesse royale. Et lorsque les bardes vinrent crier « largesse ! » et proclamer les mérites et la puissance du roi, ils passèrent devant Taliesin. Et Taliesin leur fit une grimace et se mit à fredonner : « Bléroum, bléroum ! », en mettant un doigt sur ses lèvres. Les bardes ne firent pas attention à lui et continuèrent leur lente procession jusqu’à l’endroit où se trouvait le roi, afin de lui jurer obéissance et de prononcer les éloges habituels. Mais quand ils se furent rangés devant le roi et qu’ils se furent inclinés, au moment de commencer leur chant de louanges, ils demeurèrent muets, incapables de parler ou de chanter, se bornant à faire la grimace et à fredonner sans arrêt : « Bléroum, bléroum ! », avec un doigt sur les lèvres, comme ils avaient vu faire Taliesin.

Maelgwn fut bien étonné de ce comportement, et il pensa immédiatement qu’ils avaient dû largement profiter du festin pour s’enivrer. C’est pourquoi il n’insista pas et envoya quelqu’un pour leur dire de quitter la salle. Mais les bardes ne semblèrent pas comprendre ce qu’on leur disait et se contentaient de répondre en fredonnant « Bléroum, bléroum ! » avec le doigt sur leurs lèvres. Alors le roi envoya l’un de ses écuyers vers Heinin, le chef des bardes, en lui ordonnant de le frapper pour le ramener à la réalité. L’écuyer prit un balai de genêt et frappa Heinin à la tête si violemment que celui-ci s’affaissa sur le sol. Il se releva aussitôt et alla s’agenouiller devant le roi, implorant son pardon et disant que sa faute n’incombait pas à son abus de boisson, mais à l’influence d’un esprit qui se trouvait dans la salle et qui lui avait jeté un sort. Heinin parla ainsi : « Honorable roi, qu’il soit connu de ta grâce que ce n’est pas la force de la boisson ou l’abus de l’hydromel qui nous a rendus muets de la façon que tu sais, mais l’influence d’un esprit qui est sous la forme d’un jeune homme assis là-bas, à l’entrée de la salle ! » Le roi commanda à l’écuyer d’aller chercher ce jeune homme. Il alla donc vers le recoin où se tenait Taliesin et l’amena devant Maelgwn. « Qui es-tu et d’où viens-tu ? » demanda le roi. Et Taliesin répondit par un chant :

« Je suis un barde de la nature et j’appartiens à Elffin. Mon pays d’origine est la région des étoiles d’été. Jean le Prophète m’appelait l’Homme de la Mer, mais les rois de l’avenir m’appelleront Taliesin. J’étais avec mon roi dans l’état supérieur quand Lucifer tomba dans le gouffre d’enfer. J’ai porté la bannière devant Alexandre. Je sais le nom des étoiles du nord et du levant. J’ai été dans la Voie lactée, tout près du trône où se tient le divin distributeur des richesses de l’univers. J’ai accompagné l’esprit de Dieu jusqu’en la profonde vallée d’Hébron. J’ai été à la cour de Dôn[73] bien avant la naissance de Gwyddyon[74]. J’ai été l’instructeur d’Élie et d’Énoch. J’ai parlé avant d’être doué de parole. J’ai été en Canaan quand Absalon fut tué. J’ai été à la cour des Danois bien avant la naissance d’Odhin. J’ai été sur le lieu de la crucifixion du Dieu de merci.

J’ai été chef gardien de l’ouvrage de la Tour de Nemrod. J’ai été dans l’Arche avec Noé. J’ai contemplé la destruction de Sodome et de Gomorrhe. J’ai été en Afrique avant que Rome ne fût surgie de terre. Je suis venu ici à la ruine de Troie. J’ai fortifié Moïse au passage de la mer Rouge. J’ai été au firmament avec Marie de Magdala. J’ai été doué de génie par le chaudron de Keridwen. J’ai été barde, avec ma harpe, auprès de tous les rois du monde. J’ai enduré la faim pour le fils de la Vierge. J’ai été prisonnier à la cour d’un mauvais roi pendant un an et un jour. On ne sait pas quel est mon corps, s’il est d’un animal terrestre ou d’un être qui évolue dans les eaux. Je suis l’instructeur de tout l’univers et le serai jusqu’au jugement. Il n’y a pas de merveille que je ne puisse révéler… J’ai été neuf mois pleins dans le sein de Keridwen. Je fus Gwyon autrefois, et maintenant je suis Taliesin. »

Tous les assistants furent émerveillés d’entendre un jeune homme prononcer de telles paroles. Et quand Maelgwn sut que ce jeune homme était le barde d’Elffin, il ordonna au chef de ses bardes, celui qu’on nommait Heinin, qu’il considérait comme le plus sage de tous, de répondre à Taliesin et de jouter avec lui. Mais quand Heinin vint devant Taliesin, il ne put faire autre chose que de fredonner « Bléroum, bléroum ! » avec un doigt sur les lèvres. On alla donc chercher les autres bardes, mais aucun d’eux ne put rien faire d’autre que ce que faisait Heinin. On s’aperçut bien vite que les vingt-quatre bardes étaient dans le même état, incapables de répondre à Taliesin et frappés d’une même hébétude. Maelgwn demanda alors à Taliesin pourquoi il était venu. Taliesin ne lui répondit pas directement. Il se tourna vers les bardes et leur dit : « Bardes chétifs ! J’essaie de sauver le prisonnier ! Par mes doux chants inspirés, je m’efforce de réparer l’injustice qui a été commise ici au détriment d’Elffin. Oui, je suis Taliesin, le chef des bardes des pays de l’ouest, et je viens délivrer Elffin de ses chaînes d’argent. »

Et tandis que Taliesin prononçait ces paroles, il y eut soudain une tempête de vent si violente que le roi et ses nobles invités pensèrent que la forteresse allait s’écrouler sur leurs têtes. Effrayé par ce prodige, Maelgwn ordonna d’aller tirer Elffin de sa prison et de l’amener immédiatement dans la grande salle. On se hâta d’obéir au roi, tant la terreur qu’inspirait la tempête était grande. Et dès qu’Elffin fut présent dans la salle, le vent cessa de souffler et les chaînes du prisonnier tombèrent d’elles-mêmes sur le sol. Et Maelgwn reconnut devant tous ceux qui étaient là qu’il avait commis une grande injustice envers son neveu Elffin, proclamant bien haut et bien fort l’innocence de sa femme et la supériorité évidente de son barde sur tous les bardes des pays où le soleil se couche. Et c’est depuis ce temps que Taliesin fut appelé « chef des Bardes ».

Cependant Taliesin prit Elffin à part et lui demanda de prétendre devant le roi qu’il possédait un cheval deux fois meilleur et plus rapide que les autres. Elffin suivit le conseil de Taliesin, et le roi, piqué au jeu, mais voulant malgré tout prendre sa revanche, accepta l’épreuve. Le jour et l’heure furent fixés pour la compétition en un lieu qui fut depuis lors appelé Morva Rhianned. Ce fut là que vint le roi Maelgwn avec tous ses gens, et vingt-quatre des chevaux les plus rapides qu’il possédait. Après une longue discussion, le parcours de la course fut déterminé, et les chevaux furent mis en place pour le départ. C’est alors qu’arriva Taliesin, avec vingt-quatre branches de houx qu’il avait fait légèrement brûler. Il dit au jeune homme qui devait monter l’unique cheval d’Elffin de placer ces branches dans sa ceinture. Il lui ordonna de laisser filer les chevaux du roi devant lui de façon à pouvoir, au bon moment, les dépasser l’un après l’autre. Le jeune homme devait alors prendre une des branches de houx, en frapper le cheval qu’il dépassait à la croupe, et la laisser tomber sur le sol. Après cela, il devait prendre une autre branche et procéder de la même manière avec chacun des autres chevaux du roi. Et Taliesin lui demanda encore de bien repérer l’endroit où son propre cheval ferait un faux pas et d’y jeter son manteau.

Tout se passa comme l’avait prévu Taliesin : le jeune cavalier frappa tous les chevaux du roi l’un après l’autre avec une branche de houx et jeta son manteau à l’endroit où son cheval avait fait un faux pas. Le cheval d’Elffin arriva le premier et Maelgwn dut reconnaître publiquement que son neveu était le meilleur de tous les princes du royaume. Mais quand la fête fut terminée et que chacun rentra chez soi, Taliesin amena Elffin à l’endroit où se trouvait le manteau. Il lui dit de faire venir des ouvriers et de creuser le sol à cet endroit précis. Elffin donna immédiatement des ordres pour que l’on creusât sous l’emplacement du manteau. Or, quand le trou fut assez profond, on découvrit un chaudron rempli de pièces d’or. Taliesin dit alors : « Elffin, voici la récompense qui t’est due pour m’avoir sorti du filet et m’avoir gardé près de toi jusqu’à ce jour. Maintenant, tu dois m’accorder la permission de m’en aller, car j’ai accompli ce que je devais accomplir. » Elffin fut très chagriné de voir partir Taliesin mais, après tant de bienfaits dont le barde l’avait comblé, il pouvait difficilement lui refuser son congé. Et Taliesin partit vers le nord, sachant fort bien qu’il devait retrouver Merlin dans la forêt de Kelyddon, auprès de l’ermite Blaise, afin de raconter à celui-ci les événements dont ils avaient été les témoins[75].